Une certaine vision de La Colère d'un fossé, écrit par Jean-Luc Gantner, journaliste reporter, artiste plasticien et cinéaste
« Le monde est plein à étouffer » a dit la photographe Sherrie Levine. Et alors comment
vivre dans ce monde là ? Bourré d’images jusqu’à la gueule ; saturé de signes et repu de
commentaires, enivré de sens commun et d’opinions. Un monde de réseaux acharnés,
un monde de flux constants... Un monde où l’échange d’informations à tout prix et à toute vitesse est devenu la norme. La communication pour tous, partout, et sans
répits. L’ère accompli, « optimisé » d’une grande messagerie dématérialisée de tous
les arguments et de toutes les bonnes raisons du monde ; l’ensemble comme un puits
de données sans fond, à consommer jusqu’à la nausée. Mercure à son comble. Les
enfants du grand d’Hermès devenus fous, aliénés sous le poids de leur propre génie.
L’ère de la communication « sur mesure » et de la « convergence » des outils d’échange,
dans le bain bouillonnant des technologies avancées, au lieu des « phéromones »
immémoriaux pour nous rencontrer... Les « sites communautaires » ostensibles sur le
web au lieu de la communauté discrète des corps amoureux. Le téléphone « cellulaire »
pour contrôler le nouvel ordre des transports intimes. L’âge des voyages immobiles pour
des milliards d’abonnés contraints à leurs nouveaux espaces carcéral. Les « plugins sociaux
» et les « like » L’outillage d’une génération de « followers » au lieu du ballet ancestral
des abeilles pour se convaincre encore d’exister... L’appareillage d’un individualisme
aujourd’hui tout puissant. L’outillage très sophistiqué d’un spectacle de soi permanent...
Voyez alors les miroirs brandis de Mircea Cantor (The landscape is changing/Vidéo/2003).
Des réflecteurs mobiles et leur lumière oscillante accrochés dans les rangs d’une poignée
de manifestants. Voilà où nous en sommes. Un monde et son système de rapports
humains à outrance, réfléchi de manière permanente. Le monde et son immense réflecteur
argenté posé sur son nombril. Télé-réalité, Jeux autobiographiques de toutes sortes et
confessions-spectacle à toute heure... Narcisse à son apogée. Tout un monde fasciné
par son propre reflet, littéralement envouté par son image récalcitrante sur les écrans.
« La communication » a écrit Godard, « c’est quand ça bouge quand ça bouge pas. Mettre
du mouvement là où il ne se passe rien ! » S’agiter faire du bruit, montrer qu’on existe
même lorsque l’on a rien à dire en somme. Quelle belle définition pour tout ce bruit pour
rien sur les réseaux modernes.
Et le corps dans tout ça ? Un corps, irradié de balises contradictoires et de preuves
superflues pour se convaincre de nos sentiments délabrés. Ce corps... crispé au bord du
vide sidéral. Le corps... Ce funambule dorénavant désespéré. Un gouffre indescriptible
de jargons futiles et dérisoires à enjamber dans la multitude de raccourcis et d’abrégés.
La grande « Babel » aux dernières heures de sa gloire, et son fossé éternel qui finira par
l’avaler... Car il fut déjà ce temps mythique où les hommes se sont obstinés à communiquer
entre eux à grand renfort d’informations condensées et schématiques, un langage répandu
dans la foule par les princes et le clergé, un langage appauvri de tout vocable radieux
et ratatiné sur lui même ! Un sens commun pour tout dire : stérile. Un jargon réservé
aux foules, ainsi contraintes dans une vision du monde extravagante et la superstition.
Jean-Luc Gantner