lundi 20 août 2012


Une certaine vision de La Colère d'un fossé, écrit par Jean-Luc Gantner, journaliste reporter, artiste plasticien et cinéaste


« Le monde est plein à étouffer » a dit la photographe Sherrie Levine. Et alors comment vivre dans ce monde là ? Bourré d’images jusqu’à la gueule ; saturé de signes et repu de commentaires, enivré de sens commun et d’opinions. Un monde de réseaux acharnés, un monde de flux constants... Un monde où l’échange d’informations à tout prix et à toute vitesse est devenu la norme. La communication pour tous, partout, et sans répits. L’ère accompli, « optimisé » d’une grande messagerie dématérialisée de tous les arguments et de toutes les bonnes raisons du monde ; l’ensemble comme un puits de données sans fond, à consommer jusqu’à la nausée. Mercure à son comble. Les enfants du grand d’Hermès devenus fous, aliénés sous le poids de leur propre génie.
L’ère de la communication « sur mesure » et de la « convergence » des outils d’échange, dans le bain bouillonnant des technologies avancées, au lieu des « phéromones » immémoriaux pour nous rencontrer... Les « sites communautaires » ostensibles sur le web au lieu de la communauté discrète des corps amoureux. Le téléphone « cellulaire » pour contrôler le nouvel ordre des transports intimes. L’âge des voyages immobiles pour des milliards d’abonnés contraints à leurs nouveaux espaces carcéral. Les « plugins sociaux » et les « like » L’outillage d’une génération de « followers » au lieu du ballet ancestral des abeilles pour se convaincre encore d’exister... L’appareillage d’un individualisme aujourd’hui tout puissant. L’outillage très sophistiqué d’un spectacle de soi permanent...
Voyez alors les miroirs brandis de Mircea Cantor (The landscape is changing/Vidéo/2003). Des réflecteurs mobiles et leur lumière oscillante accrochés dans les rangs d’une poignée de manifestants. Voilà où nous en sommes. Un monde et son système de rapports humains à outrance, réfléchi de manière permanente. Le monde et son immense réflecteur argenté posé sur son nombril. Télé-réalité, Jeux autobiographiques de toutes sortes et confessions-spectacle à toute heure... Narcisse à son apogée. Tout un monde fasciné par son propre reflet, littéralement envouté par son image récalcitrante sur les écrans.
« La communication » a écrit Godard, « c’est quand ça bouge quand ça bouge pas. Mettre du mouvement là où il ne se passe rien ! » S’agiter faire du bruit, montrer qu’on existe même lorsque l’on a rien à dire en somme. Quelle belle définition pour tout ce bruit pour rien sur les réseaux modernes.
Et le corps dans tout ça ? Un corps, irradié de balises contradictoires et de preuves superflues pour se convaincre de nos sentiments délabrés. Ce corps... crispé au bord du vide sidéral. Le corps... Ce funambule dorénavant désespéré. Un gouffre indescriptible de jargons futiles et dérisoires à enjamber dans la multitude de raccourcis et d’abrégés. La grande « Babel » aux dernières heures de sa gloire, et son fossé éternel qui finira par l’avaler... Car il fut déjà ce temps mythique où les hommes se sont obstinés à communiquer entre eux à grand renfort d’informations condensées et schématiques, un langage répandu dans la foule par les princes et le clergé, un langage appauvri de tout vocable radieux et ratatiné sur lui même ! Un sens commun pour tout dire : stérile. Un jargon réservé aux foules, ainsi contraintes dans une vision du monde extravagante et la superstition.
Jean-Luc Gantner